Je me souviens encore du jour où, après une représentation du spectacle Moi, Corinne Dadat, dans lequel je partageais la scène avec une véritable femme de ménage, le docteur Michel Ritz est venu m’interpeller. Il m'apprend qu'il est docteur spécialiste en médecine physique et de réadaption fonctionnelle, puis il m'a informée, presque à la dérobée, qu'il avait réalisé une étude sur les contorsionnistes. Intriguée, je n’imaginais pas à quel point cette rencontre allait bouleverser ma perception de mon métier et de mon corps.
En discutant plus longuement avec lui, j’ai appris que cette étude avait suscité un grand intérêt, aussi bien dans le milieu scientifique que dans les médias, à l’international. Mais ce qui m’a le plus touchée, c’est de découvrir que l’initiative de cette recherche provenait de sa nièce, Solène Ritz, une actrice passionnée qui, malheureusement, n’a pas pu aller au bout de son projet. Elle a néanmoins achevé son mémoire Les mystères de la contorsion : contribution à l’analyse de l’hyperextensibilité du rachis, Institut Supérieur de Libramont, en 2006, où elle a mené son étude sur 4 contorsionnistes.
Michel, avec un dévouement touchant, a décidé de poursuivre son travail, en élargissant l’étude à plus de 28 contorsionnistes, déterminé à comprendre comment nos corps pouvaient tolérer des mouvements aussi extrêmes.
Le système VICON : Scruter les mouvements contorsionnés au millimètre
Solène avait choisi d’étudier les contorsionnistes de manière inédite en ayant recours au système VICON, un outil d’analyse des mouvements particulièrement sophistiqué. Cet outil permet de décomposer chaque geste en plusieurs phases et de mesurer précisément les angles des articulations en action. Dans son étude, elle avait divisé un mouvement typique de contorsion en trois phases :
L’impulsion : Ce moment où le corps libère une première énergie, souvent rapide, pour lancer le mouvement.
La stabilisation : Une phase où, une fois l’impulsion donnée, le contorsionniste ralentit pour trouver son équilibre et maintenir le mouvement.
Le gain d’amplitude : Cette dernière étape où l’artiste cherche à aller au-delà de ses limites pour atteindre une position extrême.
En observant nos mouvements à travers ce prisme scientifique, Solène avait mis en lumière une mécanique corporelle d’une précision incroyable. Derrière chaque flexion ou torsion, il y a des forces, des contraintes et des stratégies invisibles à l'œil nu, mais pourtant indispensables à la performance.
L’hyperextension du rachis : Dépasser les limites du corps
L'un des grands axes de l’étude de Solène, que Michel Ritz a ensuite approfondi, concernait l’hyperextension du rachis (colonne vertébrale). En tant que contorsionnistes, nous plions notre colonne bien au-delà des amplitudes habituelles. L’une des questions centrales était : comment est-ce possible sans provoquer de dommages majeurs ?
La réponse réside dans plusieurs facteurs :
L’alignement précis des vertèbres : Lors de l’hyperextension, les vertèbres sont placées de manière à supporter les forces exercées tout en minimisant les risques de pincement ou de compression des disques.
La répartition des forces : Plutôt que de concentrer les pressions sur une zone spécifique, le corps, lorsqu'il est correctement préparé, répartit les contraintes sur l'ensemble de la colonne.
La flexibilité des ligaments et muscles : Avec l'entraînement, les muscles et ligaments entourant la colonne se renforcent et s’assouplissent, offrant à la colonne un soutien supplémentaire qui permet de tolérer des amplitudes extrêmes sans provoquer de dommages immédiats.
Grâce à l’analyse en posture de scorpion (une position emblématique en contorsion), et en utilisant les scanners pour mesurer les angles au niveau de chaque vertèbre, Solène et Michel ont pu démontrer que nous dépassons largement les normes de flexibilité. Des amplitudes d’extension de 100° au niveau du rachis cervical et des mouvements similaires dans la région lombaire sont courantes chez les contorsionnistes, bien que cela soit anormal pour la plupart des gens.
Ces résultats montrent que nos corps, bien qu'exposés à des contraintes importantes, sont capables de s'adapter à ces exigences physiques..
L’inné et l’acquis : Une souplesse forgée par nature et entraînement
Solène avait compris très tôt que la souplesse, cette capacité extraordinaire que nous avons à plier nos corps, dépend de deux facteurs clés : l’inné et l’acquis.
L’inné : Certains d’entre nous sont naturellement hyperlaxes. Cette condition est une prédisposition génétique qui permet d’étirer nos ligaments et nos muscles au-delà de la normale.
L’acquis : L’entraînement joue un rôle tout aussi important. Sans des heures de pratique, même un corps hyperlaxe ne pourrait pas atteindre les niveaux d’amplitude nécessaires à la contorsion professionnelle.
Tou.te.s les contorsionnistes ont montré que, même si l’hyperlaxité est un atout, elle doit être accompagnée d’un entraînement rigoureux pour parvenir à maîtriser les mouvements complexes que requiert notre art.
Les vertèbres sous le microscope : Ce que les radiographies révèlent
Solène et Michel ont également mené une étude approfondie sur la structure de nos vertèbres grâce à des radiographies. Les résultats étaient pour le moins surprenants : tou.te.s les contorsionnistes présentaient des scolioses légères. Bien que cela puisse sembler inquiétant, il s’avère que ces déformations légères ne posent pas de problème majeur et sont même probablement une adaptation à notre pratique.
D’autres éléments, comme l’épaisseur des disques intervertébraux ou la forme des apophyses épineuses (les pointes des vertèbres), étaient dans la norme. Cela montre que, malgré les contraintes extrêmes que nous imposons à nos corps, nos structures osseuses s’adaptent de manière fonctionnelle et durable.
L’importance des chaînes musculaires : Soutenir les efforts du rachis
Solène et Michel ont également mis en avant l’importance des chaînes musculaires, en particulier la chaîne postérieure. Cette chaîne inclut les muscles spinaux, les ischios-jambiers et d’autres groupes musculaires, tous essentiels pour soutenir les mouvements de flexion et d’extension de la colonne.
Ce qui est important à retenir ici, c’est que ces muscles travaillent en synergie pour maintenir la stabilité et la fluidité des mouvements. Sans un bon soutien musculaire, les forces exercées sur la colonne lors de la contorsion peuvent provoquer des blessures, notamment des tensions ou des surcharges articulaires. C’est pourquoi l’entraînement doit inclure un renforcement musculaire ciblé, pour protéger la colonne et lui permettre d'absorber les contraintes physiques imposées par les mouvements de contorsion.
Les différences de flexibilité entre les artistes : Ce que révèle l’analyse
Un autre point important de l’étude de Solène, que Michel Ritz a approfondi, concerne les différences de flexibilité entre les contorsionnistes. Bien que nous ayons tous une certaine hyperlaxité, cette souplesse varie d'un artiste à l'autre, et cette variabilité influe sur la manière dont chacun exécute les mouvements.
Solène a mis en lumière que certaines contorsionnistes atteignent leurs limites physiques plus rapidement que d'autres, tandis que certaines peuvent pousser leur flexibilité encore plus loin grâce à une meilleure maîtrise musculaire ou un entraînement plus intensif. Ces différences dans la manière dont le corps réagit aux sollicitations peuvent être un facteur important dans la prévention des blessures, car connaître ses propres limites permet d’éviter les excès qui pourraient mener à des dommages irréversibles.
Prévention des blessures : Équilibre entre souplesse et force
La recherche de Solène a également révélé que la prévention des blessures était essentielle pour une carrière longue et réussie dans la contorsion. Contrairement à une croyance répandue, la souplesse seule ne suffit pas ; il faut aussi un équilibre avec la force musculaire. Solène et Michel ont souligné que les contorsionnistes qui intègrent des exercices de renforcement dans leur routine, en complément de l’étirement, sont mieux protégés contre les blessures.
Elle a mis en avant l’importance de renforcer les muscles qui stabilisent les articulations, en particulier les muscles autour du rachis et des hanches, qui sont fortement sollicités pendant les contorsions. Cet équilibre entre souplesse et force permet de mieux contrôler les mouvements, d'éviter les compensations excessives, et donc de limiter les risques de blessures.
L’aspect psychologique : Gérer la douleur et la pression mentale
Un aspect souvent négligé, mais que Solène avait également pris en compte dans son mémoire, est l'impact psychologique de la contorsion. Nous ne parlons pas assez souvent de la pression mentale qu’exige notre art. La gestion de l'intensité, l’anticipation des blessures, la discipline mentale pour répéter encore et encore les mêmes mouvements – tout cela représente un défi aussi grand que celui de la souplesse physique.
L’étude de Solène a révélé que les contorsionnistes développent des stratégies mentales pour faire face à l'intensité de l'étirement. Nous devons constamment équilibrer notre écoute du corps et notre besoin de le pousser à ses limites. Apprendre à reconnaître une douleur « normale » due à l’effort et à l'intensité de l'étirement, et une douleur signalant un danger est une compétence essentielle que nous acquérons au fil des années.
Elle avait également exploré la gestion de la pression lors des performances. Le fait de se concentrer sous le regard du public, d’ignorer les distractions et de se plonger dans un état de « flow », où tout semble naturel, demande une force mentale incroyable. Cet aspect psychologique est tout aussi important que l’aspect physique dans notre réussite.
Le docteur Michel Ritz : Un chercheur au service de l’art
Aujourd'hui, Michel Ritz est à la retraite, mais son enthousiasme et son désir de partager les résultats de ses recherches sont intacts. Il continue de transmettre ses connaissances sur le corps des contorsionnistes, que ce soit auprès des professionnels de la santé ou des artistes eux-mêmes. Sa passion, initiée par sa nièce Solène, a ouvert une porte vers une compréhension nouvelle de notre métier. Ce qui n’était qu’une forme d’art spectaculaire devient, grâce à ses travaux, un sujet d’étude scientifique fascinant.
Je me sens honorée d’avoir fait partie de cette étude, d’avoir été la 28e contorsionniste à être examinée par Michel Ritz.
Mais je ne peux m’empêcher de penser que cette recherche pourrait aller encore plus loin. Il serait formidable que d’autres chercheurs poursuivent ce travail, continuent à explorer le lien entre l’art et la science, et qu'ils nous aident à mieux comprendre les mystères de nos corps.
Parce qu’en fin de compte, que ce soit sur scène ou dans un laboratoire, nous cherchons tous à découvrir jusqu’où nous pouvons aller.
À bon entendeur ...
Pour aller plus loin:
Études sur la biomécanique de la contorsion
Biomechanics of the Spine in Sports - Clinics in Sports Medicine, Haher et al. (1993). Cet article explore les principes biomécaniques appliqués à la colonne vertébrale, particulièrement dans les sports nécessitant des mouvements extrêmes.
Étude sur l’hyperlaxité et la contorsion
Joint Hypermobility and Musculoskeletal Injuries in Ballet Dancers and Gymnasts - Knight et al. (1999). Cette étude porte sur l’hypermobilité articulaire, un sujet clé dans la recherche de Michel Ritz sur les contorsionnistes.
Analyse du rachis en contorsion
Anatomie appliquée à la danse - Bordier (1980). Une référence importante utilisée dans les recherches de Solène et Michel Ritz pour comprendre les adaptations du rachis en contexte d’hyperextension.
Systèmes d'analyse des mouvements (VICON)
Vicon Motion Capture Systems - Un système de capture de mouvements largement utilisé dans la recherche biomécanique et l'analyse de la performance physique.
Hyperlaxité et contorsionnistes
Hypermobility of Joints - Beighton et al. (1973). L'échelle de Beighton, mentionnée dans l’étude de Michel Ritz, est utilisée pour mesurer l’hyperlaxité articulaire.
Presse et médias : Études de Michel Ritz
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